Le design thinking et le mythe du designer-magicien

Résumé : le design n’est pas une panacée.

On entend par design thinking le fait de recourir à des designers, en personne ou via des méthodes qu’on leur prête. Cela peut être à des fins de conception, d’innovation, de changement organisationnel, d’amélioration du quotidien, de politique, bref d’un peu tout et n’importe quoi. Bien qu’on croise des dizaines de définitions, le design thinking est supposé principalement être un processus :

  • Itératif
  • Centré sur l’humain
  • Créatif dans la résolution de problèmes

De prime abord, ces critères sont positifs, mais quel rapport avec le design ou les designers ? Tout repose sur l’idée que celui qui fait vœu de design acquiert certaines capacités supérieures ou uniques, qu’il peut appliquer à peu près à tous les domaines. Cette supposée exclusivité me paraît très contestable :

  1. Travailler de manière itérative et incrémentale est depuis longtemps une tarte à la crème dans l’industrie.

  2. Garder à l’esprit les besoins des usagers est quelque chose de présent dans certains milieux, notamment en ergonomie. Les techniques de terrain, quant à elles, viennent largement des sciences humaines et sociales. Comme le dit Peter Merholz, ce n’est pas pour autant qu’on parle de socio thinking ou d’ethno thinking.

  3. La créativité est une notion très floue. On peut la rattacher à l’intuition, mais celle-ci n’est ni une habilité particulière ni quelque chose de propre au designer : c’est seulement la manière dont nous utilisons notre expérience de manière intériorisée et non-réflexive (cf cet article de Raskin pour ce qui est des IHM). On rapproche également la créativité de l’abduction (appelée aussi inférence à la meilleure explication), mais cela revient à dire qu’on est designer dès qu’on fait un diagnostic médical, qu’on résout une enquête criminelle ou qu’on essaye de deviner qui s’est servi dans le frigo la nuit dernière. Enfin, en parlant de créativité, on aime à imaginer le designer comme celui qui sait réfléchir en dehors des sentiers battus et voir à travers les problèmes mal posés. Cela impliquerait qu’on est un peu designer dès qu’on fait preuve d’audace intellectuelle, ce qui est encore une façon pour le design de tout ramener à soi. Steve Jobs était un businessman visionnaire, pas besoin d’en faire un designer.

Bref, ces caractéristiques n’ont rien d’exceptionnel et sont largement répandues.

On peut répondre que ces traits sont présents ici et là mais ont été rarement combinés dans une seule discipline. On peut également rétorquer que le design thinking voit le design comme une disposition latente en chacun et pas comme un don réservé à une caste (cf. par exemple how designers think de Nigel Cross, qui s’ouvre par « tout le monde peut designer, et tout le monde le fait »). Pourtant le mystère reste entier : les designers ont-ils un talent particulier et ce talent est-il généralisable à n’importe quel type de problème ?

Quelque soit la réponse, beaucoup agissent comme si c’était le cas et cela montre que l’on prête un pouvoir démesuré au design. Que l’on mette l’accent sur la discipline ou sur ses praticiens, ce statut messianique existe surtout parce qu’on a une vision très fantasmée du potentiel et de l’influence du design. De la même manière qu’on voit le philosophe comme un sage, on prend le designer pour un magicien, quelqu’un ayant tout compris et pouvant tout faire : il voit dans les tréfonds de l’âme des utilisateurs, il prédit les usages de demain, il guérit les grosses organisations de leurs scléroses, etc. Cette complaisance entretenue a sans doute été utile pour promouvoir et légitimer le design, au point que Don Norman a pu y voir une fiction utile. Mais cela me paraît une mauvaise excuse, même sous l’angle de la communication : les fantasmes, surtout aussi séduisants, parasitent les débats, créent des attentes déplacées et à terme font du mal à tout le monde.

Le design thinking abrite de nombreux bons conseils et a été l’étendard de bien des beaux projets, mais cela reste à mon avis un concept inutile.


Pour aller plus loin, on pourra lire cette critique ainsi que cet article de Lucy Kimbell, intéressant en lui-même et contenant beaucoup de références pour et contre sur le sujet.