Le Chant du loup suit l’épopée de l’équipage d’un sous-marin et de son “oreille d’or”, un analyste acoustique. Ce film est une mine d’or sur l’esprit humain et ses interactions avec la machine. Voici pêle-mêle ce que j’ai trouvé intéressant.

On y trouve beaucoup d’exemples des approches appelées facteur humain, c’est-à-dire en gros de la manière dont humains, technique et organisations sont intriqués dans des gros machins impénétrables appelés systèmes socio-techniques complexes.
C’est aussi une parfaite illustration de la cognition incarnée1J’utilise le terme le plus large mais comme le montre la section « Voir aussi » de Wikipedia, il y a d’autres approches, globalement convergentes : cognition étendue, située, distribuée, énactivisme, phénoménologie, externalisme, psychologie écologique, etc., une nébuleuse de programmes de recherche qui postule, pour schématiser :
- Que l’esprit est inséparable du corps.
- Que nos représentations existent par et pour l’action. Notre vision ne doit pas être pensée comme la construction d’une image mais comme une activité d’exploration du monde par boucles incessantes entre gestes et perception.2Deux références : un livre d’Alva Noe (PDF de résumé et un de Kevin O’Regan Même nos capacités plus abstraites peuvent être pensées comme orientées vers certaines pratiques comme la communication et l’argumentation.
- Qu’il n’y a pas de limite précise entre l’esprit, le corps et son environnement immédiat. Par exemple si je dessine des schémas pour m’aider et structurer ma pensée et que j’y reviens fréquemment dans un carnet de notes, c’est une manière d’externaliser ma mémoire et on peut même dire que ce carnet fait partie de mon esprit, de manière étendue.

Un équipage, plusieurs cerveaux, un seul esprit ?
Le Chant du loup m’a fait notamment penser aux travaux d’Edwin Hutchins. Ce chercheur a passé du temps sur des ponts de frégates et dans des cockpits d’avion pour étudier leur organisation. Son livre Cognition in the wild s’ouvre sur une longue description d’un navire ayant échappé de justesse à une grave collision.
Il explique que l’intelligence doit être vue comme un phénomène intrinsèquement collectif, surtout dans ces cas d’équipages travaillant dans un environnement codifié et soudés autour d’un objectif commun. Les informations circulent à toute vitesse, chacun a un rôle précis pour analyser une information ou effectuer une action, si bien que l’équipe fonctionne presque comme une seule entité. Ou disons au moins qu’il y a un continuum entre individu et collectif.
Outils cognitifs
Dans un environnement aussi avancé et précaire qu’un sous-marin, l’usage de l’écrit peut étonner, alors qu’il est partout.
Il y a d’abord la table de navigation, utilisée avec feutre effaçable, rapporteur et compas. Le navigateur y calcule des modifications de trajectoire pour les proposer au commandant, qui peut voir le résultat directement. Quelques exemples, tirés du Chant du loup et d’autres films.
Ce genre de réflexion effectuée directement sur papier a été qualifiée « d’action épistémique » (PDF) par Kirsch et Maglio, qui ont étudié le comportement de joueurs face à Tetris. Ces actions n’ont pas d’autre but que d’aider à la résolution de problème, par exemple pour vérifier si une pièce va s’adapter aux autres il est plus simple de la pivote à l’écran que dans sa tête.

Admirez aussi le tableau lumineux, les feuillets suspendus et le rouleau de scotch pré-dévidé.
Cet usage du papier est aussi documenté dans les cockpits d’avion, voir ce papier (PDF) écrit par Nomura, Hutchins (encore lui) et Holder.
Papier… et papier-toilette
Dans À la poursuite d’Octobre rouge, on voit ce qui ressemble fort à un rouleau de papier-toilette à droite de l’écran. Pourquoi ?

Réponse : un analyste utilise un sonar passif, c’est-à-dire pas un sonar classique qui émet des sons pour détecter leur réverbération sur l’environnement. Il écoute, tout simplement. Et il regarde : le spectre sonore ci-dessous représente le temps en ordonnées et la direction en abscisses (parfois il s’agit de la fréquence). A l’époque, pour suivre une trace sonore il devait le faire à la main. Ou plutôt au feutre. D’où le rouleau qui permettait d’essuyer ces marques. Ma source.

Oreille d’or
La tâche principale d’une oreille d’or : moins écouter que classer. Comparer à une base de données de signaux connus. Ce bruit est-il biologique ? Marin, sous-marin ? Ami, ennemi ? Si le bruit ne rentre pas dans une case, il est bien embêté. Dans le film : c’est trop silencieux pour venir d’un bateau mais en même temps aucun sous-marin en activité n’a d’hélices à quatre pales. Il faut forcément une réponse, tu as littéralement cinq personnes sur le dos qui doivent décider d’une trajectoire.
L’oreille d’or a le trackball dans une main, le casque sur une seule oreille pendant les phases de veille et sur les deux pendant les phases d’analyse intense. Une seule oreille car il doit rester attentif à ce qu’il se passe sur le pont. Parole de spécialiste :
Pour la veille, on n’utilise effectivement qu’une seule oreille. En effet, un veilleur sonar ne doit pas être devant son écran pour uniquement tourner la boule de son curseur audio : il doit savoir ce qui se passe dans le CO, pourquoi on change de route par rapport à une force, savoir ce qu’on cherche en priorité, le secteur de la menace. Il n’y a pas vraiment d’oreille préférée : le veilleur sonar de coque écoutera plutôt avec l’oreille gauche, car la table traçante (là où sont prises les décisions par le pacha ou le chef de quart) est à sa droite, alors que le veilleur ALR, qui est de l’autre côté, laissera plutôt son oreille gauche libre. Après, par exemple pendant un transit, c’est à dire lorsqu’il n’y a pas vraiment d’activités, on choisit l’oreille suivant le confort. Ensuite, on mettra les deux écouteurs quand on veut se concentrer sur un contact qui nous pose par exemple des soucis de classif ou de comptage.
Source

Système socio-technique
Voici quelques interfaces montrées dans le film (probablement non-contractuelles). Mais c’est la partie émergée de l’iceberg. D’une certaine manière dans un sous-marin tout est interface entre l’être humain et des fonctions critiques. Tout est pensé pour aider les sous-mariniers à écouter et exécuter des ordres, à marcher, se tenir, ou respirer. Par exemple quand l’atmosphère est compromise, ils peuvent se brancher à intervalle régulier à des arrivées d’air.
Dans cet écosystème entièrement artificiel, tout a été conçu. L’équipage aussi : comment s’organiser, qui doit faire quoi à quel moment, le language codifié, tout a été réfléchi. Plutôt que l’histoire d’un humain réduit à un rouage dans la machine, le film nous montre un monde où l’opposition entre humain et système n’a pas de sens.
En bonus
Un jeu vidéo de cartographie sous-marine
Le canal Youtube d’un spécialiste, avec cette playlist sur d’analyse accoustique
Il poste aussi ce genre de chose :
Un reportage de Libération : Vingt-quatre heures dans un sous-marin

Bonjour,
Petite plus sur le SONAR.
Le passif n’émet pas de son, il est « passif », il ne fait qu’écouter les sons grâce à de multiples microphones regroupés en en trois endroits, l’antenne linaire remorquée (ALR), le sphérique (dans le nez du sous-marin) et l’antenne de coque (ou de flancs, sur les bords latéraux de la coque) . Puis, via une baie de traitement (informatique), le son est reproduit sous forme graphique de type chute d’eau (défilement du temps de haut en bas avec historique).
L’actif. Il envoie une impulsion sonore, l’onde se propage dans le milieux aquatique (très bien ! surtout pour les basses fréquences) puis si elle rencontre un objet, l’onde revient dans le récepteur et transforme l’objet en représentation graphique. Le SONAR actif est très dangereux d’utilisation pour les sous-marin car il révèle sa position !
Comme jeu, on trouve aussi l’excellente (même si vieux) simulation Dangerous Waters.
SONAR passif bande large 1 et 2 :
https://youtu.be/9v-F0xtdgSU
https://youtu.be/pbOiwQZzais
SONAR actif :
https://youtu.be/FYK3w9IGyhs
Merci beaucoup pour les détails.