Un exemple de fantasme sur le numérique

Dans un article sur la conception d’applications pour Windows 8, on peut lire :

« Soyez authentiquement numérique. Détails et apparence doivent découler de leurs fonctions au lieu d’essayer d’imiter des choses réelles, telles qu’une animation lorsqu’on tourne la page d’un ebook. »

Ce principe part d’une bonne intention : préférer la simplicité au kitsch. Pourtant, « authentiquement numérique », ça ne veut rien dire. En soi, « le numérique » n’est porteur d’aucune identité graphique. Il peut y avoir des modes ou des tendances (Metro, récemment), certaines contraintes techniques peuvent créer un style particulier (les écrans de terminaux vert avec un effet de rémanence), mais « le numérique » n’est rien d’autre qu’une manière de stocker et transmettre de l’information de manière discrète. Exemple : des signaux de fumée. Autre exemple : l’alphabet.

Couplé à un traitement automatisé des données, ça a bouleversé deux ou trois choses dans notre société, mais du point de vue graphique et interactif, ça ne change pas grand chose. Par conséquent, c’est un peu à coté de la plaque d’invoquer le numérique quand on ne veut pas mettre de dégradés ou d’animations dans une interface. Il suffit de parler de fonctionnalisme ou de minimalisme.

Si on charge trop cette technologie en cherchant une hypothétique essence du numérique, on risque de réduire le potentiel expressif d’une interface graphique à une peau de chagrin. Puisque rien n’est « authentiquement numérique », on aboutit vite à des visuels très austères. Par exemple, cet ayatollah de l’anti-skeuomorphisme a créé un plugin pour Mac OS censé le rendre moins kitsch. Non seulement il fait disparaitre les thèmes non-standard de Contacts et de Calendar (jusqu’ici tout va bien, ce sont des skins, les skins c’est mal), mais il supprime aussi le motif en lin à l’arrière-plan de Mission Control (présent également dans les dossiers de Launchpad ainsi que dans iOS). Et là, je dis non. D’une, il était joli, subtil et ne faisait de mal à personne. De deux, ce n’était pas du skeuomorphisme à proprement parler : contrairement à la K7 dans l’application de Podcasts sur iPhone, elle ne renvoie à aucune technique ancienne devenue inutile. De trois, si on continue dans cette logique rigoriste beaucoup de choses peuvent être considérées comme de simples ornements : les icônes en haute résolution, les écrans couleur, les interfaces graphique en vectoriel, les interfaces graphiques tout court, etc.

Ce qui m’amène à mon dernier point : en arrêtant d’invoquer le numérique à tout bout de champ, on pourra commencer à se poser de meilleures questions. Notamment, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut se concentrer sur les fonctions principales du logiciel, mais où finit le fonctionnel et où commence le cosmétique ? Par exemple, le motif en lin cité plus haut n’apporte aucune fonctionnalité réelle, mais il peut aider à distinguer l’avant-plan du fond, tout en étant plus reposant pour les yeux qu’une couleur unie. Ou encore, des marges suffisamment larges ne sont pas là (uniquement) pour faire classieux, elles permettent au lecteur de mieux distinguer le corps du texte de son environnement et de faciliter le passage d’une ligne à l’autre.

Bref. « le numérique », ça peut être n’importe quoi. S’il faut absolument partir dans de grandes généralités, c’en serait presque une bonne définition. Si vous cherchez des guides pour concevoir une application, ou si vous vous demandez si la métaphore que vous employez est kitsch ou simplement accueillante (par exemple ici, lesquelles sont acceptables ?), il faut chercher ailleurs.